La communication sifflée chez les Diola (Casamance,
Sénégal).
Moreau, Marie-Louise. 1997
DiversCité Langues. En ligne. Vol. II.
Disponible à http://www.uquebec.ca/diverscite
Contenu des messages
Deux catégories de sifflements - les Diola parlent aussi, en français, de sifflets
- peuvent être distinguées.
- Les appellatifs
Une proportion importante des messages sifflés correspond à des appellations
: tous les individus mâles, à partir de 6 à 8 ans, et un certain nombre de femmes
ont leur propre nom sifflé . Il existe aussi des
noms correspondant à des groupes : quartier, village entier. Les appellatifs
ne sont pas réservés qu'aux humains : chacune des bêtes du troupeau peut recevoir
aussi son nom sifflé.
- Les messages significatifs
Des significations complexes peuvent être véhiculées de la
sorte; leur nombre est toutefois limité, la combinatoire étant réduite, et la
plupart des messages associant forme et contenu de manière globale, sans articulation
(j'y reviendrai). Sur le nombre total des messages significatifs, les estimations
varient. Elles ont toutefois en commun
de créditer les anciens et les générations précédentes d'un plus grand capital
que celui qui continue d'être actualisé. En réunissant plusieurs informateurs,
j'en ai identifié plus de soixante-dix (voir le Tableau
I). Mais cet inventaire n'est sûrement pas exhaustif, parce qu'il existe
des messages non accessibles
aux non-initiés, et aussi, plus simplement, parce qu'il est loisible à
chaque groupe et à chaque sous-groupe de créer ses propres messages, en s'en réservant
un usage plus ou moins exclusif.
Caractéristiques formelles des messages
- Longueur des messages
À quelques exceptions près, les sifflets comportent de deux à une vingtaine de
notes. Certains messages en usage chez les femmes (voir dans le Tableau
I, ceux qui sont marqués d'un F) sont toutefois plus longs, l'un d'eux atteignant
une cinquantaine de notes; il n'est cependant pas certain que ces derniers cas
appartiennent à la même catégorie : ils peuvent être sifflés, mais le plus souvent,
ils sont chantés.
- Liaison entre forme linguistique et forme sifflée des messages
La liaison entre les prénoms des individus et les sifflements appellatifs est
arbitraire : il n'existe pas de système de correspondance entre phonie et mélodie;
dès lors, d'une part, à entendre un nom sifflé inconnu, on ne peut déterminer
qui il désigne; d'autre part, quand on ignore le nom sifflé de quelqu'un, on ne
peut le deviner par son prénom.
Cela n'empêche pas que la forme sifflée soit parfois mise en relation avec la
forme phonique, de manière quelquefois un peu compliquée. Ainsi, un homme prénommé
Kumateyo a un nom sifflé sur trois notes, dont certains disent qu'elles correspondent
au diminutif /teteyo/.
D'autres personnes ont un nom sifflé dont le nombre de notes excède celui des
syllabes de leur prénom; pour établir la relation, on module une des voyelles
sur deux notes, ou on ajoute une ou deux syllabes d'appui (/o/, /wo/, /e/, etc.).
À la plupart des sifflets correspond un petit texte. Ainsi, le sifflement signifiant
que quelqu'un souhaite échanger du poisson contre du riz est associé aux mots
siwol oo emaano (« poisson » + syllabe d'appui + « riz »), et une des deux insultes
que l'on peut siffler à l'adresse des hommes est liée à sihonti oo (« tes couilles
») ou au singulier ehonti oo. Le procédé aide évidemment à la mémorisation. Dans
certains cas, on a davantage affaire à des chansonnettes, très courtes, qui réfèrent
à un contexte particulier. Ainsi, à l'hivernage, quand les filles reviennent des
rizières où elles ont repiqué le riz, on les reçoit avec un plat spécial, à base
de noix de palme et de sucre; on les invite à ce repas par un petit air sifflé
ou chanté que l'on n'utilise pas en dehors de cette circonstance.
À l'exception d'un seul, les témoins interrogés n'ont pas établi de distinction
entre messages sifflés et chansonnettes sifflées; il semble bien qu'on ait affaire
à un continuum, sans catégorisation nette; les témoins distinguent en revanche
nettement l'ensemble présenté dans le Tableau I du répertoire de leurs chansons
(ekontiñ, par exemple), nettement plus longues, autrement structurées, autrement
complexes.
- Trois formes : sifflée, chantée, criée
À la forme sifflée et à la forme chantée, s'en ajoute parfois une troisième :
la forme criée, essentiellement pour les messages qui doivent porter plus loin
que le sifflement, comme l'alerte en cas d'incendie ou de vol. En revanche, d'autres
messages requérant une certaine confidentialité emprunteront plus volontiers l'habillage
sifflé; ainsi en va-t-il par exemple du sifflet d'alerte, utilisé notamment par
les petits maraudeurs, qui conviennent même parfois de le dissimuler dans un autre
air sifflé, tout à fait anodin.
- La combinatoire
Dans certains systèmes de communication sifflée, chaque phonème de la langue a
son équivalent sifflé et on combine ces segments minimaux en mots, eux-mêmes combinés
en messages. Dans ces cas, le répertoire sifflé est dès lors potentiellement aussi
étendu que celui de la langue orale. Ce n'est pas sur ce principe qu'est organisée
la communication sifflée des Diola : une minorité de messages seulement sont décomposables
en segments parfois recombinables. Trois cas paraissent devoir être distingués.
a.Tous les sifflements significatifs peuvent être précédés d'un sifflement appellatif,
qui signale à qui on les adresse. Cet enregistrement se compose en fait de trois
segments : le premier désigne la personne à qui on adresse le message (Gouho),
le deuxième la personne à propos de quoi on pose la question (Kumateyo), le troisième
correspond à Est-il près de toi?
b.Deux messages proposent un troc de denrées périssables contre du riz; ils comportent
un segment commun (qui a la valeur de « riz ») et un segment différencié, qui
a pour fonction de désigner le poisson dans un cas, le vin de palme dans l'autre.
On ne retrouve cependant aucun de ces trois segments (« riz », « poisson », «
vin de palme ») dans d'autres messages que les deux mentionnés. Une analyse analogue
peut être conduite sur d'autres paires.
c.Le message « As-tu vu A.? »/« A. est-il près de toi?" peut être précédé
d'un appellatif; celui-ci identifie l'individu à propos de laquelle on pose la
question (autrement dit, il identifie A.), il joue donc le rôle de thème dont
le message est le prédicat. Mais ce thème ne peut être qu'un appellatif renvoyant
à une personne ou à une des bêtes du troupeau; ce ne pourrait être le segment
correspondant à « riz » ou à « poisson » du point précédent. Il en va de même
pour d'autres messages, où seul un appellatif peut prendre la place du symbole
A. utilisé dans la notation.
On peut combiner un premier appellatif, pour identifier la personne à qui on s'adresse,
suivi d'un deuxième appellatif, qui sert de thème, suivi à son tour d'un message
tel que « As-tu vu A.? ».
Fonction des sifflements
Les messages ont des fonctions pragmatiques diverses : mettre en garde, enjoindre,
saluer, informer, se moquer, insulter; d'autres sont des requêtes d'information
ou d'action. D'autres encore ont pour fonction de guider le comportement d'un
ou de plusieurs membres de la communauté, en leur signalant discrètement qu'ils
se trouvent dans la situation où il convient d'appliquer une règle déterminée.
Au-delà des rôles que remplissent les sifflets particuliers, le code dans son
ensemble s'inscrit dans une communication à la fois plus large et plus restreinte
que le langage ordinaire.
En effet, d'une part, le recours aux sifflements ou aux cris permet d'augmenter
la portée à distance des messages; en cas de nécessité, on pourra même moduler
les notes d'un appellatif ou d'un message significatif sur une flûte (ehombol)
ou une corne (kasin), qui transmettra l'appel plus loin encore, ou lui conférera
une autre valeur.
D'autre part, il y a, comme nous l'avons vu, des messages réservés
aux initiés. Recourir au sifflement plutôt qu'au langage ordinaire préserve alors
en outre le secret du message (Thomas, 1995). Même si la majorité des sifflets
ne font pas partie du domaine secret, ils sont d'une connaissance moins répandue
que le langage articulé; par exemple, si le prénom de certaines personnes est
connu de tous les villageois, il n'en va pas de même de leur appellatif sifflé,
que seuls ceux qui leur sont familiers et les pairs de leur classe d'âge connaissent.
Il n'est pas rare, dans le même ordre d'idées, qu'un petit groupe de personnes
se fixe un répertoire propre : ainsi, H., E., P. et A. utilisent un même sifflement
qui permet à chacun d'appeler les trois autres, en s'identifiant donc du même
coup à lui comme un membre de ce groupe restreint. De même, S. et D., deux autres
adultes, s'appellent depuis l'enfance par un sifflet spécifique, par lequel ils
réaffirment leur lien d'amitié (« On ne ferait pas ça si on était fâchés », dit
S.), et qui situe la communication et la relation dans la sphère de la complicité
amicale.
À côté de quelques autres fonctions
mineures, le langage sifflé se trouve ainsi doté de deux fonctions majeures
: l'une utilitaire, parce qu'il peut assurer une communication plus large que
le langage ordinaire; l'autre sociale, parce qu'il s'agit d'un code réservé, non
partagé par les personnes extérieures, il permet au groupe ou au sous-groupe
d'affirmer sa cohésion, installant d'emblée ses utilisateurs dans la connivence.
De cette deuxième fonction découle sans doute que les appels sifflés, émanant
de proches, sont perçus comme requérant une attention particulière, et comme prioritaires
par rapport à la communication articulée. On peut souvent constater qu'un individu,
occupé à converser, s'interrompt au milieu d'une phrase, pour répondre - souvent
en sifflant - à un appel sifflé qui vient de lui être adressé. Certes, quand celui
qui appelle se trouve à quelque distance, comme
c'est fréquemment le cas dans ce type de communication, on peut feindre de ne
pas être là, de ne pas entendre, mais ces ruses ne sont pas bien vues. L'un des
termes les plus récurrents, dans le discours consacré aux sifflements, est « automatiquement
» (Il siffle ton nom, et automatiquement, tu sais que c'est toi qu'il appelle,
et automatiquement, tu réponds.) : c'est sans doute l'une des marques de l'obligation
qui est faite de participer ainsi aux échanges du groupe.
Conditions d'apprentissage
Dans la plupart des cas, le nom sifflé des petits garçons leur est attribué par
leurs copains du même groupe d'âge; en d'autres cas, par leur père. Mais c'est
le père qui fixe le nom sifflé de ses filles.
Les informateurs s'accordent pour dire que c'est avec ses pairs, de sa classe
d'âge, que le petit garçon apprend les messages les plus usuels. Et le lieu de
cet écolage, dans les représentations des gens au moins, ce sont les pâturages
où les garçons sont envoyés pour surveiller les troupeaux de vaches dès l'âge
de 6 ans, jusqu'au moment où ils commencent à cultiver, soit vers 1516 ans.
Dans les représentations des Oussouyois, si quelqu'un a un répertoire très riche
de messages sifflés, c'est parce qu'il a longtemps gardé les troupeaux; un répertoire
limité - ainsi, celui que l'on attribue à la jeunesse actuelle - est en revanche
associé à une moindre fréquentation des pâturages. Il y a cependant, à l'une et
à l'autre de ces associations, divers contre-exemples qui mettent en cause leur
généralisation : j'ai rencontré des hommes pourvus d'un répertoire très riche,
qui n'avaient jamais surveillé les bêtes; et d'autres, ayant consacré de nombreuses
années aux pâturages, avaient pourtant un bagage plus limité que la moyenne.
Pour les personnes nées avant 1940, une autre variable joue un rôle effectif :
la religion. Les catholiques, qui vivaient à part dans le village, en se tenant
à l'écart de toutes les pratiques traditionnelles, ont moins développé leur apprentissage
du répertoire que les animistes. La situation s'est toutefois sensiblement modifiée
pour les personnes nées dans les décennies suivantes. Ainsi, dans un groupe de
six garçons nés de 1958 à 1961, celui qui dispose du plus large éventail de messages
est un catholique qui consacrait à l'arrosage du jardin des soeurs tout le temps
dont il aurait pu disposer pour les pâturages. Ce cas a seulement d'exceptionnel
qu'il concentre sur une personne à la fois le catholicisme et la non-fréquentation
des pâturages.
Sur les conditions dans lesquelles les femmes apprennent le code, les descriptions
sont moins convergentes : il est question de groupe d'âge (mais les filles n'appartiennent
pas à une structure aussi cohésive que celle des garçons); on parle aussi d'un
apprentissage auprès de la mère, ou d'une attention particulière apportée aux
messages échangés dans le village, etc., conditions qui ne sont pas mentionnées
à propos des garçons.
En tout état de cause, l'apprentissage commence précocement, d'où il découle que
beaucoup de personnes associent sifflements et enfance. Mais s'il est bien clair
que les petits garçons sifflent des messages appellatifs et significatifs, c'est
loin d'être leur privilège. Les adultes recourent quotidiennement à ce code, mais
sans doute pas pour les mêmes significations. Nous y reviendrons au point 7.
Variation selon les villages
Oukoute, autre village diola qu'un kilomètre de rizières sépare du premier, a
aussi un code sifflé, comportant de nombreux
messages significatifs. J'ai soumis un enregistrement de 30 messages
recueillis auprès des Oukoutois à 2 hommes d'Oussouye (de 43 et 44 ans), et de
20 messages enregistrés à Oussouye à 3 hommes d'Oukoute (de 43 à 47 ans), en leur
demandant de m'en dire la signification (voir le Tableau
II). Certains des messages sont communs aux deux villages; d'autres existent
dans les deux, mais sous des formes différentes; d'autres encore ne fonctionnent
que dans un seul des deux villages. La situation est donc assez complexe, les
pratiques des deux villages ne peuvent se décrire ni comme relevant d'un code
commun, ni comme totalement distinctes. Il est clair cependant qu'au niveau de
la fonction et des contenus, nous avons bien affaire à des systèmes étroitement
apparentés.
À 10 km d'Oussouye, le village diola de Mlomp a aussi son code sifflé, basé sur
les mêmes principes que celui d'Oussouye. Des 22 messages enregistrés à Oussouye,
un informateur de Mlomp, de 20 ans, n'en a identifié qu'un seul, celui qui marque
l'étonnement. Dans beaucoup de cas, il existe de part et d'autre des messages
de même contenu, mais de formes différentes. Ainsi, le sifflement par lequel on
provoque un village à une lutte existe à Mlomp comme à Oussouye, mais dans des
versions très différentes qui ne permettent pas son identification par les habitants
de l'autre village. Il faut dire que Mlomp et Oussouye appartiennent à des royaumes
différents, et que les joutes opposent essentiellement des villages au sein d'un
même royaume.
Variation selon le sexe
Si les langages sifflés pratiqués en Europe le sont aussi bien par des femmes
que par des hommes, il n'en va pas de même dans les situations africaines étudiées
jusqu'ici (Thomas, 1995). Chez les Diola, en particulier, le langage sifflé est
d'abord une affaire d'hommes. Certes, quelques femmes y recourent, notamment pour
les appellatifs, mais bien moins nombreuses que les hommes, et bien moins fréquemment.
Elles leur préfèrent généralement les messages chantés ou criés. Je n'ai rencontré
aucun garçon qui n'ait son nom sifflé, alors que bien des femmes en sont dépourvues.
Toutefois, certains rituels féminins sont associés à des cris-chants-sifflets
spécifiques. Il en va ainsi des messages marqués d'un F, dans le Tableau
I.
Enfin, la connaissance de la signification des messages ne se répartit pas de
manière identique chez les hommes et chez les femmes, à tranche d'âge égale. J'ai
soumis l'enregistrement de 22
messages sifflés à des Oussouyois des deux sexes, en leur demandant de
m'en dire la signification : les 7 femmes interrogées (de 26 à 40 ans) en connaissent
en moyenne 42,53 %, contre 74,16 % chez les hommes de la même tranche d'âge.
Variation selon les causes d'âge
- Un répertoire en évolution
Indépendamment des aspects quantitatifs, qui seront traités
dans la section suivante, on peut observer des variations dans le répertoire des
différents groupes d'âge.
1.D'abord, parce que les différentes générations n'ont pas les mêmes préoccupations.
Ce sont surtout les enfants qui proclament que la nouvelle lune se montre, qu'ils
ont attrapé un gros poisson ou qu'une vache s'approche d'un champ de riz, mais
ce sont les adultes qui demandent de l'aide pour construire une maison, qui proposent
d'échanger du vin contre du riz, ou qui signalent aux non-initiés qu'ils doivent
rester à la maison, parce qu'une cérémonie commence, réservée aux seuls initiés.
2.Ensuite, parce que les pratiques se modifient : ceux qui construisent une maison
aujourd'hui recourent souvent à une main-d'oeuvre rétribuée; le message « Venez
m'aider à construire ma maison, je vous donnerai du tabac » n'est plus guère usité.
De même, les messages liés à des cérémonies royales ne peuvent se maintenir, bien
sûr, que dans la mesure où la royauté se perpétue. Or, la royauté d'Oussouye est
sans titulaire depuis 1984.
3.Deux informateurs, G. et S., âgés de 46 et de 31 ans, m'ont enregistré des messages,
que j'ai soumis à l'identification d'autres hommes du village, que je répartis
selon leur âge en deux catégories, l'une proche de G., l'autre de S. Les pourcentages
d'identifications correctes sont repris dans le Tableau
III : il y apparaît que les deux groupes ont des habitudes différentes, pratiquent
davantage certains sifflements que d'autres et recourent volontiers à certaines
formes qui leur sont du coup plus familières.
4.On assiste à l'apparition de nouveaux messages, connus par les plus jeunes et
ignorés de leurs aînés. Les S. semblent bien avoir ainsi créé « Il a pris un gros
poisson ». Les cadets des S. sont aussi à l'origine de créations récentes, inconnues
des tranches d'âge plus âgées (« Quelqu'un est saoul », « On a fait tomber un
régime de fruits du rônier »). Le phénomène est toutefois limité, il ne parvient
pas à compenser l'effritement progressif du répertoire, bien moins étoffé maintenant
chez les plus jeunes.
- Un répertoire en diminution
Sur la base des indications fournies par 4 témoins (de 31,
34, 45 et 46 ans), j'ai réalisé un enregistrement de 22 messages sifflés, que
j'ai soumis ensuite à 46 hommes, de 15 à 64 ans, interrogés en passation individuelle
sur la signification qu'ils donnaient à ces sifflements (pour les caractéristiques
des sujets et certains détails quant à la passation de l'épreuve, cliquez ici).
Si l'on répartit les 46 témoins en 7 groupes qui tiennent compte à la fois de
leur âge et de leur réseau relationnel,
on obtient les chiffres du Tableau
IV, auxquels correspond la Figure
1.
Si les trois premiers groupes paraissent ne connaître que des fluctuations liées
au hasard de la composition des échantillons, un déclin plus net des connaissances
se manifeste pour les tranches d'âge suivantes, avec une accentuation très nette
de la pente pour les deux derniers groupes.
J'échoue à identifier complètement les déterminants de cette accélération. Tous
les Oussouyois s'accordent pour dire que les jeunes abandonnent de plus en plus
les pratiques ancestrales, parce qu'ils sont davantage scolarisés, moins intégrés
dans les structures sociales traditionnelles (ainsi, au groupe d'âge se substitue
peu à peu le groupe de la classe scolaire, qui mêle des enfants de différentes
ethnies et de différents villages; une nouvelle répartition des rôles éducatifs
prend la place de l'ancienne, où chacune des générations avait un rôle à jouer
par rapport aux plus jeunes, etc.), et de plus en plus séduits par d'autres valeurs
et d'autres perspectives que celles de leurs aînés, etc. Il est possible aussi
que ces jeunes, ou ceux de leurs aînés qui étaient chargés de leur éducation,
aient interprété l'absence de roi depuis 1984 comme l'indice d'une déstructuration
profonde de leur société et aient à partir de là conçu des doutes sur la pérennité
de sa culture et sur l'intérêt qu'il pouvait y avoir à en perpétuer les contenus.
Mais pour être sans doute à l'oeuvre effectivement dans le processus d'appauvrissement
du répertoire sifflé, toutes ces raisons sont de nature à expliquer une perte
graduelle, non une chute aussi abrupte que celle qu'on lit dans les données, entre
la 5e et la 6e génération.
La manière dont le matériel expérimental a été conçu, réunissant des enregistrements
produits par G. et S., qui appartiennent à la 3e et à la 4e génération, induit
sans doute en partie ces résultats (ceci soulève d'ailleurs des questions
épistémologiques assez fondamentales) : aurais-je été informée par des
sujets plus jeunes, aurais-je utilisé leurs enregistrements, qu'on aurait sans
doute vu s'amoindrir les indices des aînés et s'étoffer ceux des plus jeunes.
Mais dans quelle mesure?
Outre les chiffres, un autre aspect de l'évolution conduit à un certain pessimisme.
Le répertoire du langage sifflé rétrécit de génération en génération non seulement
dans ses aspects quantitatifs, mais aussi dans le qualitatif : ainsi, les groupes
3 et 4, pour n'accuser qu'un faible recul dans les chiffres, ne sont plus en mesure
d'assurer deux fonctions importantes de la communication sifflée; ils ignorent
en effet pour la plupart les messages suivants :
- As-tu vu A.?
Oui, je l'ai vu. / Non, je ne l'ai pas vu.
- Peux-tu le ramener?
Oui, je peux le ramener. / Non, je ne peux pas le ramener.
Ils ne savent donc plus demander de l'information, ni en apporter en réponse à
une question.
Et si eux savent encore insulter, ce n'est plus vrai de leurs cadets, qui accusent
une perte pragmatique supplémentaire.
L'identification des moteurs de l'évolution se révèle d'autant plus difficile
que l'on ne sait pas
toujours où doit se porter le regard. Si un groupe ignore un sifflet donné, c'est
peut-être parce
qu'il a porté moins d'attention à cet aspect de sa culture; c'est peut-être aussi
parce que le sifflet n'était déjà plus très présent dans son environnement. S'il
en est ainsi, ce ne serait donc pas fondamentalement ce groupe-là qui serait en
cause, mais ceux qui l'ont précédé : eux ont appris le sifflet de leurs aînés
(parce que ceux-ci en faisaient un usage régulier), sans cependant l'intégrer
dans leur répertoire actif et assurer ainsi sa présence dans l'environnement des
plus jeunes. Ce qui s'observe à présent chez ceux-ci ne leur serait pas imputable,
puisqu'ils ne présenteraient que le résultat d'un processus sans doute cumulatif
d'abandon progressif du répertoire par les générations qui les ont précédés.
Et l'avenir
D'autres communautés que celle des Diola, d'autres villages qu'Oussouye étaient
dotés autrefois d'un mode de communication sifflé. C'est ce que disent les anciens.
Mais pour le présent, pour autant qu'on puisse en juger sur la base de quelques
témoignages seulement, à Bayla, à Diouloulou, à Séléki, à Dioher, seuls subsistent
de ce langage quelques appellatifs, et parfois deux ou trois messages significatifs.
Il y a donc, dans l'évolution qui se dessine à Oussouye même, et dans celle qui
a abouti presque à son terme dans ces autres endroits, de quoi nourrir les appréhensions
des plus optimistes.
La perspective ne réjouit personne à Oussouye, mais elle n'est pas ressentie non
plus sur le mode dramatique. Certes, en ce cas, ce ne serait pas une bibliothèque
qui disparaîtrait à la mort du vieillard. Il est clair que la communauté s'appauvrirait
néanmoins d'un fragment bien intéressant de ce qui constitue sa culture.
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